Un barrage contre le Pacifique, un roman autobiographique de Marguerite Duras, est paru au printemps 1950. Il a été adapté à la radio en 1955 par Alain Trutat (France Culture). Trois ans plus tard, il a été adapté pour la première fois au cinéma par René Clément, et à nouveau en 2007 par Rithy PANH, réalisateur franco-cambodgien.
Cette dernière version a été présentée au Festival de Rome 2008. Ce film de 1h55 est sorti officiellement en France en janvier 2009. La projection et la diffusion étaient sans doute faites à plusieurs reprises. Mais la dernière diffusion était en octobre 2020 sur la chaîne de télévision franco-allemande Arte TV. Le prix de vente du DVD sur Amazon est à plus de cinquante euros.
Marguerite Duras (1914-1996) : de l’Indochine à Paris
Marguerite Donnadieu, qui prit comme nom de plume, Marguerite Duras, est née en 1914 à Saïgon[1] au Vietnam dans l’Indochine française. Son père était professeur de mathématiques et puis il s’occupa d’une école indigène (Norodom) à Phnom Penh, capitale cambodgienne. Sa mère aussi était institutrice. Il faut bien noter que ses parents sont arrivés en Indochine à cause des propagandes de la « Mission Civilisatrice » aux pays colonisés : enseigner et civiliser les peuples « indigènes ». Bien que le titre d’enseignant à l’école indigène ait été un des rangs le plus bas par rapport aux autres fonctions dans l’Administration coloniale, mais ses parents pouvaient se permettre quand même d’avoir des « boys » de la maison, hommes et femmes de ménage, …
Après ses études en Indochine française, elle a continué ses études supérieures dans l’Hexagone (mathématiques spéciales, licence de droit, sciences politiques). Entre 1935 à 1941 elle sera secrétaire au Ministère des Colonies.
Les Impudents, son premier roman a été publié en 1943. Elle a écrit plusieurs romans : Un Barrage contre le Pacifique, Le Marin de Gibraltar, Moderato cantabile, Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-Consul, L’Amante anglaise… En 1984, son roman l’Amant a obtenu le Prix Goncourt. Rédactrice d’articles de presse, elle a également fait des films et des pièces de théâtre. Marguerite Duras est décédée suite à une maladie le 3 mars 1996 à Paris.

Retour aux sources et recherche de l’identité
La notion de retour aux sources est très courante dans les études postcoloniales, certains grands théoriciens réfléchissent et dénoncent la colonisation dans leur pays natal et le pays de leurs parents. C’est aussi le cas de Marguerite DURAS, Rithy PANH et aussi Randal DOUC.
Tous ses romans sont en langue française, mais Marguerite Duras maîtrisait parfaitement le vietnamien car elle a passé son enfance jusqu’à 18 ans en Indochine entre le Cambodge et le Vietnam. Plus tard en France, la brillante écrivaine a confié à plusieurs reprises aux médias français qu’elle ne se sentait pas vraiment française, mais plutôt asiatique. Elle est certes un enfant de l’Indochine et elle l’est pour toujours. La plupart de ses ouvrages littéraires sont fortement attachés à l’Asie et à l’Indochine.
Le réalisateur Rithy PANH, rescapé en France après le génocide Khmers Rouges 1975-1979, a suivi ses études à Grenoble et il a appris le cinéma à Paris[2]. Il a fait des films de fiction et des documentaires[3] sur les Khmers Rouges, sujet auquel il est très attaché[4]. Son Image manquante a été nominée aux Oscars en 2014, comme meilleur film en langue étrangère. Lauréat du festival de Cannes, Rithy PANH voudrait garder la mémoire du génocide pour la nouvelle génération. Cependant, c’est dans cette adaptation du roman de Marguerite Duras qu’il aborda pour la première fois le sujet de la colonisation dans ses œuvres artistiques. C’était un nouveau regard critique d’un intellectuel cambodgien vivant en France sur la colonisation française en Indochine.
Près de dix ans plus tard après la sortie d’Un barrage contre le Pacifique, Rithy PANH a réalisé en 2015 un autre film sur le même sujet: La France est notre patrie. Il s’agit d’un documentaire muet, sans aucun commentaire, que les images et la musique. Ce fameux réalisateur franco-cambodgien a laissé un petit mot à la fin : « Les images se jouent de nous. Je les ai montées en silence, à ma façon indigène. Ainsi déjouées, elles nous apprennent à regarder. A les regarder. Parfois l’histoire est sans voix. Il n’y a pas d’histoire universelle. »
Randal DOUC est un acteur khmero-français[5], écrivain[6], mathématicien et directeur de recherche à l’école Polytechnique. Son père, Rasy DOUC, docteur en droit public à Paris en 1957, était ambassadeur du Cambodge à Londres avant la chute de Phnom Penh en 1975. Sa mère, Setha DOUC était Docteur d’Etat ès sciences, chercheur au CNRS, et directrice de recherche des universités de Paris. Randal a grandi et a été élevé et éduqué en France mais il est toujours fidèle à la culture khmère dans sa famille. Dans ce film, il a joué le rôle d’un homme d’affaire, un riche chinois « Monsieur Jo » qui tomba sous le charme de Suzanne, 16 ans (Astrid Bergès-Frisbey). Ce long métrage lui a certainement permis de mieux comprendre le rôle impérialiste et violent qu’avait joué son pays adoptif dans le pays de ses parents, de ses ancêtres.
Pourquoi le barrage ?
L’action se déroule dans l’Indochine des années 30 et plus exactement à Kampot, une province cambodgienne, au sud du pays et au bord du golfe du Siam (la Thaïlande) et de la mer de Chine. C’est l’histoire d’une mère de famille française dans les pays colonisés. Veuve, elle a touché le premier versement de la pension de son époux décédé. Elle a hérité et elle a fait des économies, et enfin elle a investi en achetant un terrain pour planter du riz, avec l’idée de cultiver la terre pour s’assurer de bons revenus et bien élever ses deux enfants : Joseph, 20 ans (Gaspard Ulliel) et Suzanne, 16 ans (Astrid Bergès-Frisbey).
L’administration coloniale avait vendu à cette mère des terres incultivables. Malheureusement ces terrains sont envahis régulièrement par la mer. Terre salée, stérile, infertile. Ces terres sont inondées six mois par an par la mer, c’est-à-dire les eaux du Pacifique. Avec l’aide des paysans cambodgiens du village, elle a tenté de construire un barrage contre le Pacifique dans le but d’empêcher l’eau de la mer d’envahir ses rizières, ses cultures.
Pourquoi l’administration lui a-t-elle vendu ces terres incultivables ? Parce qu’elle avait refusé de payer un pot de vin à une Administration française chargée des colonies et des protectorats corrompue. Elle a traité le Cadastre de « chiens corrompus[7] ». Elle s’est battue contre les bureaucrates corrompus qui l’ont escroquée. Ils ont menacé de l’expulser.

Dénonciation de la colonisation
Ce roman et film dénonce la colonisation française en Indochine, et dénonce évidemment : les impôts exorbitants, les bureaucrates négligents, le service de Cadastre corrompu, l’injustice envers les « indigènes», l’injustice sociale entre les colons et les petits colons…
Un autre cas concret, les fonctionnaires français ont volé les terres, les champs des autres, sans regarder les titres de propriétaires, et ils les vendent aux chinois[8],… Voilà, le rêve civilisateur de l’administration coloniale qui est pourri par la cruauté et la corruption des fonctionnaires.
Après sa parution, Un Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras a participé au concours littéraire et a été en lice pour le prix Goncourt. Mais comme nous pouvons bien deviner, quelle chance pour un roman qui dénonce le scandaleux système colonialiste au moment où la France menait la guerre en Indochine? Et de plus, une autre hypothèse, l’auteur était membre du parti communiste à l’époque. Résistante pendant la guerre, Marguerite Duras a participé au mouvement communiste en France jusqu’aux années 50, et elle a participé à de nombreuses causes : Mai 68, défense de la cause de l’Algérie,… le droit des femmes…
Le féminisme
Le féminisme est un des courants de pensée du « modernisme » et du « post colonialisme ». Marguerite Duras a dévoilé l’image de la société coloniale, et elle s’engage dans le féminisme, comme Simone Veil, elle défend la cause des femmes : le droit à l’avortement[9], l’égalité femme-homme. Dans le film et roman, le réalisateur et l’écrivaine ont fait des reproches à la corruption et la négligence de l’administration coloniale. Mais pas seulement. Ils ont montré également le mauvais jugement sur les relations des femmes blanches et les « indigènes ».
Le frère, Joseph a des rapports sexuels avec plusieurs femmes : blanche, française, vietnamienne, cambodgienne… personne ne le lui reproche. A contrario, elle, Suzanne ne peut pas avoir des rapports intimes avec n’importe quel homme. En plus, pour les colons, une relation entre une française et un « indigène » était absolument inacceptable. C’était un scandale, une honte pour la famille blanche. Ce film et ce roman nous montrent qu’au début des relations de Suzanne avec le riche chinois, sa maman l’a frappée, l’a giflée violemment. La mère l’a grondée et elle l’a jugée comme « une pute », une prostituée.

Choc culturel
La violence de la maman évoque une autre interprétation possible, c’était une incompréhension dans la société coloniale entre la mère et la fille : différence de génération, différence de culture. La maman blanche-française de la culture dite « supérieure, impérialiste » face à sa fille de culture « non civilisée ». (Maman m’a toujours rappelé : tu es française.) Suzanne, qui est née et vit dans une société colonisée toute son enfance, a un mode de pensée et de comportement différent. Elle marchait parfois pieds nus, s’habillait autrement, voire son langage « étrange » de celui de l’hégémonie culturelle de l’impérialisme.
Ouverture vers le monde
Une scène très puissante. Suzanne prenait une douche. Le riche chinois M. Jo a voulu la voir « nue » et il a proposé de la prendre en photo. Un indigène veut photographier les parties intimes d’une jeune fille de colon blanc. Lorsqu’elle s’est laissée voir nue, a ouvert son Krama ou son Sarong[10], c’était comme s’ouvrir vers le monde. Le monde de la vérité, monde du scandale, de la honte… C’était le monde à l’envers !
Cette image, cette scène, sert aussi à se moquer amèrement des colons. Car normalement, les hommes colonisateurs prennent en photos des femmes ou jeunes filles colonisées nues. Ils les ont utilisées souvent comme cartes postales envoyées à des amis en Occident en écrivant sur la poitrine de femme-fille indigène[11]. La question qui se pose : comment pouvaient-ils faire une chose pareille? Comment ces femmes- mineures acceptent de photographier leurs parties intimes ? Ou est-ce que les colons les ont forcées et ils ont menacé leur famille ?…
Dans ce cas, l’auteur et le réalisateur ont peut-être voulu dévoiler des images différentes des images projetées par l’idéologie officielle. Ils ont exposé la réalité de la société coloniale en Indochine.
Un rêve achevé
Pour réaliser un petit rêve de petits colons, il fallut attendre 70 ans plus tard. Dans les années 2000, le rêve de la maman de Duras est enfin réalisé grâce à l’Agence française de développement – AFD qui a mené un projet de barrage et qui permet, actuellement, à 15 000 familles cambodgiennes de vivre des récoltes.
PS: Le roman a été traduit en khmer par une intellectuelle cambodgienne. Elle le publiera prochainement.
Par Oudom HENG
[1] Actuellement, Hô Chi Minh-Ville. Sous le régime de la colonisation française, on appela cette grande ville
« Saïgon » et puis jusqu’à 1975 ; mais antérieurement c’était « Prey Nokor » (ព្រៃនគរ en cambodgien) qui appartenait à l’Empire khmer / Royaume du Cambodge.
[2] Lire. Rithy Panh et Christophe Bataille, L’élimination, Grasset, 2012, 336 p.
[3] Film documentaires de Rithy PANH sur les Khmers Rouges : Bophana, une tragédie cambodgienne (1996), S21, la machine de mort khmère rouge (2002), Duch, le maître des forges de l’enfer (2011), L’Image manquante (2013), Exil (2016), Les Tombeaux sans noms (2018)…
[4] Rithy Panh a beaucoup contribué au tournage et à la promotion : D’abord ils ont tués mon père, un film d’Angelina Julie, 2017. Ce film a été adapté d’une autobiographie d’une fille rescapée aux Etats Unis : [c’est un regard d’une petite fille sur le régime génocidaire Khmers Rouges.] Il est disponible sur Netflix.
[5] DOUC Randal est acteur dans Affaires étrangères de Vincenzo Marano (2011).Monsieur Jo dans Un barrage contre le Pacifique de Rithy Panh ( 2009). Le narrateur (voix) dans l’Image manquante de Rithy Panh (2013). Sambath dans Le Chemin de Jeanne Labrune ( 2017).
[6] Du même auteur Rasy DOUC : Les Hommes désertés (2002, L’Harmattan), Rouge de la guerre édition (2004, L’Harmattan), La course et la mémoire (2008 ), Nul endroit du monde (2009), Khyol (littéralement : le vent, 2011)…
[7] Au Cambodge, appeler quelqu’un « un chien» est très vulgaire. C’est un gros mot et tellement impoli.
[8] Ce phénomène existe de nos jours au Cambodge.
[9] La loi sur l’interruption volontaire de grossesse – IVG, dite loi Veil, est finalement promulguée le 17 janvier 1975.
[10] Sarong ou Sampot est une robe quotidienne ou un habit traditionnel pour les femmes cambodgiennes. Le « Krama » est un utile typiquement cambodgien comme une écharpe ou un foulard.
[11] Documentaire sur Arte TV. Pornotropic – Marguerite Duras et l’illusion coloniale, 2020